Shanghai pour horizon--Philippe
Shanghai pour horizon
"Le futur de l’est et de l’ouest”
Comme le visage de l’enfant laisse deviner celui de l’adulte qu’il deviendra, notre époque annonce le futur qui nous attend. Ce que nous avons sous les yeux continuera d’exister, semblable à ce que nous connaissons, mais dépassant aussi tout ce que nous pouvons imaginer. L’accompli appelle la nouveauté. La tradition désire l’inédit. Telle est la leçon du temps : il demeure le même en se renouvelant. Quel sera l’avenir de l’est et de l’ouest ? Quelles réussites nous sont promises, quelles difficultés nous attendent, quelle destinée commune sommes-nous en train d’écrire ?
Avant de tenter de répondre, qu’il me soit permis de remercier très chaleureusement et très respectueusement mes hôtes, la vénérable Association des écrivains chinois et celle des écrivains de Shanghai, ainsi que son honorable Présidente Madame Wang Anyi dont les livres « À la recherche de Shanghai » et « Le Chant des regrets éternels » touchent les lecteurs du monde entier, et enfin Madame Hu Peihua dont la gentillesse et l’efficacité ont permis d’organiser au mieux mon voyage. Enfin, ma reconnaissance à Pro Helvetia pour son soutien.
Quel futur pour l’est et l’ouest ? Untel sera tenté de répondre que l’est et l’ouest sont des termes relatifs qui épousent la géographie mentale de celui qui est en train de parler. Chacun se voit au centre du monde. Les européens situent les USA à l’ouest et la Russie à l’est. La Chine, quand à elle, brille d’un éclat particulier : nous, français, éprouvons à son égard un sentiment de paradoxale proximité. Les territoires les plus lointains sont ceux qui nous font le plus rêver, et, nourrissant notre imaginaire depuis l’enfance, répondent à notre soif d’absolu. Je me souviens des cours d’histoire à l’école de mon village, durant lesquels le souffle de le Révolution française semblait se prolonger mystérieusement à l’autre bout du monde, trouver un puissant écho au-delà des steppes, des profondes vallées de l’Oural et des sommets de l’Himalaya, s’étendre et se réinventer en Russie et en Chine, cette Révolution française dont j’apprenais avec passion les causes, les buts et le déroulement, le sang et les larmes, la liberté conquise, les progrès irréversibles et les espérances encore inassouvies.
Quel futur pour l’est et l’ouest ? Tel autre, confronté à la même question, répondra en termes de géopolitique ou de stratégie économique. Tel autre encore trouvera dans la nature humaine, dans l’art, ou l’histoire, la philosophie, la science, la religion, toutes les raisons de redouter l’avenir, ou, au contraire, de se réjouir. Tel autre enfin ne saura que répondre, car il sera occupé par son travail qui ne concerne pas le bien de l’humanité, mais se résume à l’effort de nourrir sa famille et d’améliorer sa vie. Je crois que je ressemble à cet homme-là.
Il existe en effet deux types d’individus : ceux qui se préoccupent de l’avenir du monde et ceux qui se soucient du prix du pain. Les premiers veulent voir loin, les seconds se contentent de ce qu’ils ont sous les yeux. En tant qu’écrivain, ce que j’ai tous les jours sous les yeux est le langage. Plus le temps passe, plus ce que j’avais de colère, d’impatience mais aussi de joie et de générosité s’est transformé en une forme particulière d’attention aux détails qui m’a fait passer de la famille des utopistes à celle des réalistes, ou, autrement dit, à celle des poètes. Mais s’agit-il vraiment d’une évolution ? Il m’arrive de croire que mon rapport au langage ne relève pas d’une lente maturation mais d’une vocation. Quels qu’aient été mes choix, mes réussites et mes échecs, je suis né écrivain et je n’aurai de cesse de le devenir. On ne peut que s’approcher de son destin, sans jamais l’accomplir.
Cette vocation définit qui je suis. Comme d’autres se disent attachés à leur patrie, je suis lié au langage. Les langues que je parle, le français, l’allemand, l’anglais, n’en forment qu’une seule quand j’écris. Leurs spécificités, leurs sensibilités se fondent les unes dans les autres pour devenir ma langue littéraire, comme se mélangent aussi, au moment d’écrire, mes pensées, mes rêves, mes intuitions, et tous les livres que j’ai lus. Je ne suis alors ni citoyen de tel pays, ni habitant de telle ville, pas plus que je ne suis le fils de mes parents, le mari de ma femme, le père de mes enfants, le frère, l’ami, le collègue de travail. La géographie et la généalogie, la société entière se fondent alors dans la réalité de l’écriture, et, avec elles, l’espace et le temps. Qu’on me comprenne. Je ne mets pas la littérature au-dessus du reste. Je mets la littérature au service de tout, et moi avec elle. Ce faisant, je me prive, en tant qu’individu, du besoin de savoir et de comprendre, me dotant, en tant qu’écrivain, de toutes les insuffisances, de tous les mystères et de toute la lumière de la fiction. La fiction ne trahit ni n’embellit ce qui existe ; elle satisfait notre besoin de consolation au point de nous faire oublier la mort. Je ne saurais donc répondre à la question que me posent aujourd’hui mes très honorables hôtes chinois : « Quel futur envisager pour l’est et pour l’ouest ? », sans me poser d’abord celle de mon rapport au langage qui me permet de voir le réel, et celle de la littérature qui lui donne visage humain. Telle est ma profession : une parole droite, une pensée loyale, aimer ceux qui ont besoin d’amour, haïr ceux qui s’opposent à l’amour. Il n’y a qu’un dieu, et c’est l’homme; je m’y consacre tout entier.
L’écrivain ne dit pas la vérité, il fait naître sur commande le frisson qui nous parcourt aux instants les plus intenses de nos vies, il nous fait jouir et souffrir sans nous imposer les conséquences du plaisir et de la douleur.
Quel est notre futur commun ? J’espère pouvoir un jour vous répondre. Mais avant cela, j’en reviens au langage. J’apprends la langue dans laquelle vous m’interrogez. Il se peut que je sache un jour suffisamment le chinois pour comprendre aussi quelles sont vos attentes. Et j’espère que vous ferez de même avec ma langue, le français. À défaut de vous donner une réponse, je vous donne ma parole.
Philippe Rahmy – Lausanne, juin 2011
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